Retour en ... 1995, Renault enterre en douce l'Alpine (Libération)

Économie :

Renault enterre en douce l'Alpine. La production de la filiale sportive s'était asséchée au fil des ans.


Par PONCET Emmanuel

Un meurtre a eu lieu ce mois-ci dans la maison familiale Renault.

Dans l'intimité et le quasi-anonymat. La marque Alpine a été supprimée avant de fêter ses quarante ans. En catimini, Renault a enterré sa filiale sportive, créée en juillet 1955 par un Normand concessionnaire fou de bagnoles, Jean Rédélé. La mort clinique était intervenue quelques semaines plus tôt, au printemps, avec la sortie de la dernière A610, coupé sportif aux allures de grosse raie. L'agonie avait duré deux ans, dans un atelier à part, à l'usine de Dieppe, fief historique de la marque: 488 exemplaires de l'A610 en 1991, moitié moins en 1992, 25 voitures en 1994 et seulement 9 cette année. A près de 400.000 francs l'unité, les clients ne se battaient plus pour une sportive bien moins prisée qu'une Ferrari ou une Porsche. «Si l'usine Alpine de Dieppe n'avait fait que des Alpine, elle serait morte depuis longtemps», entend-on au siège du constructeur. Heureusement pour les 232 salariés, l'usine de Dieppe rend les armes de la marque Alpine mais ne ferme pas ses portes. Renault continuera d'y construire, outre des Renault Espace, un spider sportif deux places.

Jean Rédélé, aujourd'hui propriétaire de plusieurs concessions Renault, semble le moins atteint. «Ça ne sert à rien de pleurer», lâche-t-il. Pourtant, la décision industrielle de Renault d'arrêter les frais a laissé des traces au sein même de l'état-major du groupe: «Il ne vous parlera pas, ça lui fait trop mal au coeur», dit un responsable de Renault à propos de Jacques Cheinisse, aujourd'hui directeur du marketing de Renault et vainqueur au Mans en 1966 sur une Alpine. Il sait mieux que personne qu'Alpine fut très prodigue avant de devenir mauvaise fille.

Un jour de 1955, il y a quarante ans tout juste, «Monsieur Jean», Jean Rédélé, lâche une petite bombe, l'Alpine A106. C'est au Salon de l'automobile à Paris. La même année, Citroën présente sa cathédrale gothique, la DS. Le bolide de ce Dieppois, déjà concessionnaire Renault, est moins prétentieux que la DS. Mais il fera tout autant sensation. Dans son atelier, installé dans le garage, Jean Rédélé a débarrassé une 4CV Renault de son carénage mastoc. Il a récupéré la plate-forme, dopé le moteur et fait dessiner en Italie une carrosserie originale en plastique. Il baptise ce coupé maison «Alpine», en mémoire du Critérium des Alpes gagné par lui deux ans plus tôt. L'A106 est commercialisée l'année suivante. Renault fournit des moteurs de R8, préparés par Gordini, équipant ainsi les nouvelles berlinettes Alpine. Puis vient l'A110, qui, spartiate mais puissante, entre avec fracas dans la légende automobile. Quand, dix ans plus tard, Anderson, Thérier et Andruet raflent les trois premières places du rallye de Monte-Carlo, Renault passe du flirt poussé à la volonté de conquête. Pierre Dreyfus, le président de Renault, verrait bien Alpine entrer dans le giron de la régie. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Jean Rédélé se laisse faire et cède 40% de ses parts. Alpine devient filiale de Renault en 1971. Tout le monde y gagne: Rédélé équipe efficacement et à moindres frais ses voitures, et Renault n'a qu'à se baisser pour ramasser les dividendes des succès en compétition. Jusque-là, ça tient.

Mais filialiser Alpine n'est pas, loin de là, la meilleure façon de laisser exister la marque. Premier avatar, la sortie de l'A310. Ce coupé est équipé d'un moteur de R16 4 cylindres. Les puristes s'insurgent contre cette «castration». Le V6 n'arrive qu'en 1976 pour redonner un peu de muscle au modèle. Mais le généraliste Renault ne se démène pas beaucoup pour renouveler la gamme du spécialiste Alpine. Trop cher, trop peu rentable et trop risqué en cet après-choc pétrolier. Un nouveau modèle, le VG GT sort tout de même en 1985. Les dirigeants de Renault doutent de plus en plus. Une tentative de distribution sur le marché américain échoue avec la vente par Renault d'American Motors, seul réseau capable de diffuser la marque outre-Atlantique. Mais il y a plus grave. Le haut de gamme sportif à la française ne prend décidément pas. L'A610 qui suit est pourtant bien fagotée et motorisée. Mais elle ne marche pas mieux. La production s'écroule. Les mauvaises langues disent que de toute façon Renault a renoncé depuis longtemps. Il est vrai qu'entre-temps l'usine de Dieppe a changé son fusil d'épaule. Depuis le début des années 80, elle produit en majorité les versions sportives de la R5.

Aujourd'hui, Renault se défend d'avoir voulu tuer la marque. Alpine a encore quelques défenseurs dans la maison. Bernard Dudot, directeur de Renault Sport et ancien motoriste d'Alpine, et Jacques Cheinisse, l'ancien pilote devenu commercial. Autre argument: elle travaille au lancement d'un nouveau modèle. Il s'appelle le W-71. C'est un coupé deux places développé parallèlement à la Laguna en 1990. Mais Louis Schweitzer, nouveau PDG, débarque. Et il prend peur. L'investissement (600 millions de francs) est trop lourd. «Il faudrait en vendre 50 exemplaires par jour pour l'amortir, lâche le patron, c'est injouable.»

Ce qui est jouable, en revanche, pour Louis Schweitzer, c'est le nouveau Spider Renault Sport (200.000 francs). Le coup de grâce pour le W-71 et la marque Alpine. Il sera assemblé à Dieppe, mais ne s'appellera pas Alpine. Pourquoi cet abandon? «La marque ne fait plus rêver, elle n'a pas sur les jeunes la crédibilité qu'elle avait dans les années 70», explique un responsable de Renault. Ensuite, il y a la mauvaise santé du segment des coupés haut de gamme. «Regardez Porsche, tout juste convalescent.» Autre argument invoqué chez Renault: le nom Alpine n'appartient pas à Renault partout. En Grande-Bretagne, par exemple, où c'est Roots qui détient les droits. «Fausses raisons, rétorque Jean Rédélé, avec ce que nous avons gagné comme épreuves, personne n'aurait eu l'idée de nous chercher des noises sur le nom.»

Vivante, Alpine avait déjà une bonne minorité active de nostalgico-défenseurs. Morte, ça va tourner à l'iconolâtrie, mâtinée d'une aigreur revancharde à l'égard de Renault. On ne traite pas une légende automobile comme un accident industriel.